« Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. »
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, 1961.
Pourquoi s’attaquer aujourd’hui à Louis Faidherbe ? Pour une raison simple : parce que les monuments, les bâtiments et les rues qui lui rendent hommage, célèbrent – sans toujours le dire ouvertement – le projet colonial auquel il a consacré sa vie. Si l’homme Faidherbe appartient indéniablement au passé, ses idéaux polluent encore notre présent. La célébration perpétuelle que nous imposent ces statues et ces rues prouve que l’idéologie coloniale reste bien vivace.
Faidherbe n’était pas un agent parmi d’autres du colonialisme français. Il en fut un précurseur, un théoricien et un propagandiste. Il a même fini par en devenir un symbole.
Inspiré par la conquête de l’Algérie, Faidherbe a creusé le sillon du colonialisme en Afrique occidentale et systématiser la domination de peuples jusque-là souverains. De façon décisive, il a mis de force une terre étrangère – le Sénégal – au service d’une puissance occupante – la France –, au détriment de ses habitants. Il a ensuite transmis son savoir-faire à ceux qui ont poursuivi son « œuvre », perfectionné ses méthodes et poussé toujours plus loin la soumission du continent africain.
Dans une historiographie contemporaine qui peine à s’émanciper de la mythologie fabriquée par la IIIe République, tout cela vaut à Faidherbe les titres flatteurs de « bâtisseur » et de « visionnaire ».
Voir « On touche à des idoles indispensables à la mythologie nationale-républicaine » (entretien avec Olivier Lecour Grandmaison).
Faidherbe, un « colonialiste modèle »
Bien sûr, la mort de Faidherbe en 1889 n’a pas enterré le colonialisme : elle a au contraire galvanisé ses promoteurs. Pendant des décennies, les politiciens ont cité le « bon gouverneur Faidherbe » en exemple et fait imprimer son visage dans les manuels scolaires. Des générations d’administrateurs l’ont lu et admiré, avant de l’imiter dans leur gestion quotidienne des colonies.
Tous ces gens voulaient croire aux mythes que Faidherbe avait contribué à propager. Qu’on colonisait pour le bien des Africains. Qu’on les protégeait contre leurs ennemis et leurs mauvais penchants. Qu’ils seraient éternellement reconnaissants à la France d’avoir construit des routes, des hôpitaux, des écoles. Qu’ils rendraient grâce aux colonisateurs de leur avoir enseigné la morale chrétienne et la langue française. Bref, qu’après avoir bien travaillé, et un peu sué, les Africains deviendraient eux aussi de bons Français.
Le mythe était si fort que certains Africains se sont eux-mêmes mis à y croire. Pour ne pas mourir de désespoir, ceux-là se sont mis à admirer Faidherbe à leur tour et ont adopté « nos ancêtres les Gaulois ». Les autres, moins crédules ou moins choyés par l’occupant, durent écouter en silence les fables colonialistes et accepter les monuments qu’on dressait chez eux en guise de leçon. En 1961, le psychiatre anticolonialiste Frantz Fanon décortiquait finement ce qui se jouait alors : « Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : “Nous sommes ici par la force des baïonnettes”… »
Déboulonnons le mythe du « bon colon » !
Faidherbe avait fait sienne cette devise : « Il faut prendre pour règle de conduite l’intérêt des indigènes. » Hypocrisie effarante quand on sait quelles cicatrices il a laissées au Sénégal…
Mais ce qu’il y a de plus effarant encore, c’est que cette hypocrisie s’est perpétuée après les indépendances des anciennes colonies françaises d’Afrique, proclamées à l’orée des années 1960. C’est même devenu un des slogans favoris de la Françafrique, ce système pervers qui a permis à la France de maintenir sa domination sur ses anciennes colonies après leurs indépendances officielles.
Étonnamment, la Françafrique – qui n’est autre qu’un système de colonialisme indirect – a renoué avec les antiques méthodes faidherbiennes. Reconnaissant sur le papier la souveraineté politique de ses anciennes dépendances, Paris s’est appuyé sur leurs nouveaux dirigeants, érigés en « amis de la France », pour les contrôler à distance. Grâce à ce pacte officieux avec Félix Houphouët-Boigny, Léopold Sédar Senghor et autres Omar Bongo, les dirigeants français ont gardé le contrôle – économique, financier, militaire – de nombreux pays africains « indépendants ».
Voir « Faidherbe vu du Sénégal » (Entretien avec Khadim Ndiaye)
La Françafrique, dont l’histoire est aujourd’hui connue et documentée, a toujours mis en avant les « intérêts africains » pour se justifier, et se perpétuer. Hier comme aujourd’hui, la France se propose invariablement de « protéger » et de « défendre » les Africains contre toutes sortes de périls, à commencer par le « terrorisme » ou les ingérences « étrangères » (britannique, soviétique, américaine, chinoise…). Emmanuel Macron en visite officielle au Sénégal en février 2018 prononça un étonnant discours sur la place Faidherbe de Saint-Louis : « Ici, à Saint-Louis, autour des années 1850, les Français s’inquiétaient de la montée du djihadisme. Parfois l’histoire bégaie. »
Oui, l’histoire bégaie. Les arguments servant aujourd’hui à justifier les ingérences de la France dans ses anciennes colonies diffèrent assez peu de ceux que Faidherbe et ses semblables brandissaient déjà, au XIXe siècle. Et l’objectif est toujours le même : donner un vernis humanitaire à un (néo)colonialisme dont les objectifs véritables n’ont jamais varié : défendre, sur le dos des peuples, les intérêts stratégiques et économiques des « élites » hexagonales.
C’est cette mortifère hypocrisie, propagée sans discontinuer depuis l’époque de Faidherbe, qu’il faut aujourd’hui démasquer.