En septembre 2017, la statue de Louis Faidherbe, installée depuis 1886 sur la place du même nom à Saint-Louis (Sénégal), tombait à terre. Cette chute symbolique a suscité un débat national autour de ce monument de plus en plus contesté. Entretien avec Khadim Ndiaye, philosophe et historien, membre du Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe.
Que représente Louis Faidherbe aujourd’hui au Sénégal ? Quels types d’édifices portent son nom ?
Un certain nombre d’édifices portent le nom de Faidherbe. C’est en particulier le cas à Saint-Louis, où l’on trouve une statue à son effigie, ainsi qu’une place et un pont baptisés en son hommage. Tous ces lieux ont été « honorés » par Emmanuel Macron lors de sa visite au Sénégal en février 2018.
Il y a aussi une avenue Faidherbe à Dakar, et, me semble-t-il, des rues portant son nom dans des villes comme Kaolack et Thiès. À Dakar, il y a un hôtel et une pharmacie baptisés du nom de l’ancien gouverneur. On peut aussi noter qu’il y avait jadis une fanfare Faidherbe et un lycée Faidherbe à Saint-Louis. Ce dernier est devenu lycée Cheikh Omar Foutiyou Tall en 1984.
Tous ces édifices reflètent le « mythe Faidherbe » qui a longtemps existé au Sénégal. Il y a encore peu de temps Faidherbe était considéré comme une sorte d’ancêtre (« Maam Faidherbe », disait-on), voire de génie tutélaire qu’il fallait « saluer » à chaque entrée ou sortie de la ville de Saint-Louis.
Mais ce mythe est aujourd’hui ébranlé. Grâce à un excellent travail de sensibilisation sur les réseaux sociaux, les jeunes connaissent l’impact négatif de son action. Et ils n’en reviennent pas lorsqu’ils découvrent que le natif de Lille a les mains tachées du sang de leurs ancêtres.
Le travail de sensibilisation, ainsi que la forte mobilisation contre sa statue, ont fortement écorné son image. La preuve : sa statue, tombée au mois de septembre passé puis remise sur pied par le maire de Saint-Louis, a été aspergée de peinture et continue d’être dénoncée.
Je peux citer d’autres autres illustrations de ce « divorce » des Sénégalais avec Faidherbe. Il y a par exemple le cas d’une amie qui, cherchant à organiser un événement culturel sur l’Île de Gorée, a rencontré de fortes contestations quand les gens ont appris que les participants seraient accueillis à l’hôtel Faidherbe. Certains refusent de participer à cet événement en raison du nom qui lui est donné; d’autres disent qu’il faut y aller mais pousser le gérant à changer le nom de l’établissement.
J’ai également une amie de Dakar qui est allée récemment à Saint-Louis. Elle a pris des photos partout sur l’île, sauf près de la statue de Faidherbe. Elle m’a dit qu’il n’était pas question pour elle de se faire photographier sur la place Faidherbe.
Tous ces exemples sont très révélateurs du climat actuel. Certes, il y a encore quelques nostalgiques de l’époque coloniale, mais la réalité est que Faidherbe est aujourd’hui contesté au Sénégal.
De quand datent les premières mobilisations, individuelles ou collectives, contre les célébrations de Faidherbe au Sénégal ? Quelles ont été les principales initiatives dans ce domaine ?
Déjà en 1978, l’écrivain et cinéaste sénégalais bien connu, Sembene Ousmane, dans une lettre adressée au président Léopold Sédar Senghor, déplorait la présence de la statue de Faidherbe. Il la voyait comme une provocation et une atteinte à la dignité morale de l’histoire nationale du Sénégal. « N’est-ce pas une provocation, un délit, une atteinte à la dignité morale de notre histoire nationale que de chanter l’hymne de Lat Joor sous le socle de la statue de Faidherbe?, écrivait-il. Pourquoi, depuis des années que nous sommes indépendants à Saint-Louis, Kaolack, Thiès, Ziguinchor, Rufisque, Dakar, etc. nos rues, nos artères, nos boulevards, nos avenues, nos places portent-ils encore des noms de colonialistes anciens et nouveaux ? Notre pays n’a-t-il pas donné des femmes et des hommes qui méritent l’honneur d’occuper les frontons de nos lycées, collèges, théâtre, université, rues et avenues ? »
En 2014, un blogueur de Dakar en voyage à Saint-Louis, avait trouvé scandaleuse l’inscription sur la statue : « À son gouverneur L. Faidherbe, le Sénégal reconnaissant. » Il avait lancé une campagne en ligne pour demander le retrait de la statue. Depuis lors, de nombreuses pages Facebook ont été créées qui dénoncent la statue. Il y a la page « Déboulonnons cette statue honteuse » par exemple.
Un collectif (Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe) dont je suis membre a été créé pour porter la lutte et les revendications contre la statue et les noms de rues et d’édifices donnés à Faidherbe. Une lettre ouverte a été adressée au maire de Saint-Louis du Sénégal pour lister et dénoncer les nombreux crimes de Faidherbe.
Comme vous l’indiquiez, le lycée Faidherbe de Saint-Louis a été rebaptisé en 1984. Pourquoi ? Pourquoi ce ne fut pas le cas des autres édifices ?
Ce lycée « Faidherbe » a été effet été rebaptisé Cheikh Omar Foutiyou Tall au milieu des années 1980. Ce fut un acte symbolique fort, car ce lycée était quand même le premier créé par la France en Afrique ! Mais il n’y avait pas, à l’époque de mobilisation manifeste et massive contre Faidherbe. Les changements de noms de rue à Saint-Louis entraient dans le cadre normal de la gestion communale. Le maire exerçait ses prérogatives sans autre prétention. Les changements de noms de rues et d’édifices n’étaient pas sous-tendus par une politique d’affirmation de soi, anticoloniale. La donne a changé avec les multiples demandes de citoyens que nous voyons aujourd’hui.
Pouvez-vous nous préciser ce qui s’est passé autour de la statue de Louis Faidherbe à Saint-Louis en 2017 ?
La statue de Faidherbe est tombée au mois de septembre 2017 à la suite, dit-on, de fortes pluies qui sont abattues sur la ville. Les personnes qui réclamaient depuis plusieurs années le déboulonnement de la statue avaient crié victoire même si elles auraient aimé la déboulonner elles-mêmes.
La jubilation se faisait sentir sur les réseaux sociaux. La chute de la statue signifiait retrouver un imaginaire perdu et la fin de l’hégémonie coloniale qui subsistait encore par la présence de certains symboles. Beaucoup disaient vouloir renouer avec leur histoire en célébrant leurs dignes et valeureux héros oubliés. Un tortionnaire ne pouvait être un héros à leurs yeux.
En face, il y avait quelques nostalgiques qui se sont arc-boutés sur l’argument mémoriel qui consiste à dire que « déboulonner une statue c’est effacer l’histoire », que « Faidherbe fait partie de l’histoire de Saint-Louis ». M. Abdou Aziz Guissé, le directeur du patrimoine culturel, soutenait, lui, que la statue, qu’elle soit chargée positivement ou négativement, fait partie du patrimoine architectural et historique et, de ce fait, elle devait être maintenue non pas pour célébrer la colonisation mais par devoir de mémoire.
C’est sur ces entrefaites que le maire de Saint-Louis, Mansour Faye, sans consultation de ses administrés, a pris la décision de remettre la statue à sa place créant une forte levée de boucliers.
Voir: Lettre ouverte de Khadim Ndiaye au maire de Saint-Louis (7 septembre 2017)
Chose curieuse tout de même à relever : la statue de Faidherbe a été replacée sous forte escorte policière. Il y a quelque chose de contradictoire en cela. Dans quel pays au monde la statue d’un héros est-elle installée ou réinstallée sous escorte policière ? Le héros doit en principe susciter de la joie. On organise une fête pour célébrer sa reconnaissance. Cette escorte policière n’est-elle pas finalement une bonne illustration du désaveu de la statue ?
Que vous inspire le fait qu’il y a des rues, des métros, des lycées, des statues qui rendent hommage à Faidherbe en France ?
Cela nous met en face d’un paradoxe intéressant : le bourreau de populations entières en Afrique est célébré comme héros en France. En transformant la citation de Blaise Pascal, on pourrait dire: « Héros en deçà des Pyrénées, tortionnaire au-delà. » Faidherbe a certes combattu les Prussiens pour le bénéfice de la France, mais, en France, on semble oublier que le général Faidherbe était le grand acteur d’une entreprise coloniale qui a brillé par ses horreurs.
Je pense que les Français, comme le leur dit si bien l’écrivaine Léonora Miano, doivent accepter de considérer certaines références de la République comme des tortionnaires. Faidherbe n’a pas qu’envoyé des soldats pour massacrer des populations, il a lui-même participé au meurtre de centaines de personnes et à l’incendie de plusieurs villages au Sénégal. Ces faits documentés sont accessibles aux Français qui veulent s’instruire sur les exploits sanglants du général au Sénégal. Cela leur permettra de relativiser la vision qu’ils ont encore de Faidherbe.
Pensez-vous qu’il faille retirer ces symboles ou voyez-vous une autre solution ?
Au Sénégal, des personnes ont proposé de remettre la statue de Faidherbe dans un musée dédié aux objets coloniaux. Ce musée pourrait être visité par des enseignants et leurs élèves dans le cadre de cours sur l’histoire coloniale. Cette solution pourrait être aussi une façon de satisfaire les nostalgiques de la colonisation. Il y en a en effet qui se glorifient encore du passé colonial.
Au-delà de Faidherbe, se pose, dans ce monde devenu interconnecté, la question de savoir qui mérite vraiment d’être célébré. Peut-on être héros à moitié ? Doit-on à l’intérieur d’un pays glorifier un individu considéré comme tortionnaire par des populations d’autres pays ? La blessure mémorielle de cet être-autre qui ne vit pas avec nous, ne doit-elle pas être prise en compte ? C’est une question à laquelle le monde doit répondre.
Aujourd’hui, il y a un débat qui traverse de nombreux pays sur les statues de personnages controversés. Ce débat se pose avec plus d’acuité depuis les manifestations de Charlottesville aux États-Unis contre le retrait de la statue du général confédéré, Robert Lee. On a vu des protestations et des pétitions un peu partout dans le monde contre des figures et symboles du racisme ou de la colonisation. Les statues de Gandhi, pourtant apôtre de la non-violence, de Cecil Rhodes, de Léopold II, d’Horatio Nelson, entres autres, sont fortement contestées. Tout récemment, à Barcelone, la statue d’Antonio López, un homme d’affaires qui s’enrichissait grâce au commerce d’esclave, a été retirée.
Nous assistons à un changement de paradigme. En 2015, au Royaume-Uni, des étudiants ont exigé et obtenu une décolonisation de l’enseignement universitaire afin de donner le point de vue des colonisés. Je pense personnellement qu’il est arrivé le moment d’écouter la voix de ces organisations et mouvements de citoyens qui, partout dans le monde, contestent une certaine conception de l’histoire qui donne la part belle aux tortionnaires, aux racistes, aux acteurs de la colonisation et qui grave dans la pierre ou le bronze des figures historiques controversées.