Entretien avec Olivier Lecour Grandmaison, historien, auteur notamment de Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial et L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies aux éditions Fayard[1].
En tant qu’historien, vous militez depuis longtemps contre les symboles qui glorifient dans nos paysages urbains les « grandes figures » de l’histoire esclavagiste et colonialiste française. Pourquoi ce combat vous parait à la fois nécessaire et actuel ?
Il est pour le moins singulier qu’un certain nombre, et un nombre certain, de grandes figures de l’esclavage et de la colonisation fassent partie de ce qu’il est convenu d’appeler le Panthéon républicain et qu’ils aient été intégrés au “grand roman national” républicain, comme on dit.
Plus exactement, dans le contexte de la re-construction républicaine au lendemain de la perte de l’Alsace et de la Lorraine, et de la Commune de Paris, il n’est pas surprenant qu’ils l’aient été car les fondateurs et les dirigeants de la IIIe République, toutes tendances confondues ou peu s’en faut, de même les élites administratives et intellectuelles, estiment qu’il est indispensable de refaire un corps national uni et fier de la France pour surmonter ce double traumatisme. Pendant longtemps, ce dernier fut synonyme d’une possible et terrible décadence nationale qui ravalerait le pays au rang de petite puissance européenne parfaitement secondaire. De là l’écriture puis la diffusion, via l’école, entre autres, d’une histoire édifiante peuplée de héros supposés dire la grandeur éternelle de la France. De même, pour certains monuments et noms de rues, de boulevards et/ou d’avenues.
Voir la tribune « Mémoire de l’esclavage : « Débaptisons les collèges et les lycées Colbert ! » » (Le Monde, 17 septembre 2017)
Continuer, aujourd’hui, à célébrer ces figures – Colbert, Bugeaud, Faidherbe pour n’en citer que quelques-uns – qui incarnent la négation en acte de tous les idéaux républicains en raison des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre qu’ils ont commis, défendus et justifiés est une insulte permanente à la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », comme à la mémoire de leurs victimes et à celle de leurs descendants qui sont fort nombreux à résider en France métropolitaine et en outre-mer. Plus encore, il s’agit d’une part de violences symboliques inacceptables qui leur sont toujours infligées et d’autre part de discriminations mémorielles et commémorielles indignes qui viennent s’ajouter à toutes celles que subissent les minorités racisées ce pays.
Quels obstacles rencontrez-vous dans ce combat ? Pourquoi est-il si difficile de faire entendre votre voix et de pousser les autorités à des actes concrets ?
Certainement parce que l’on touche ainsi à des idoles encore jugées indispensables à la mythologie nationale-républicaine, à quoi s’ajoute le fait que le passé esclavagiste et colonial de la France est un terrible révélateur, au sens photographique du terme, et ce que l’on découvre alors n’est évidemment pas à la gloire de ce pays, de ces prestigieux dirigeants et des positions défendues par les partis des droites comme des gauches.
Certains disent qu’il ne faut pas retirer les monuments à la gloire de Bugeaud, Faidherbe et autres, mais qu’il faut simplement ajouter des « notices explicatives » et/ou les déplacer dans des lieux moins « exposés ». Que dites-vous de cette option ?
De mon point de vue, ce n’est pas contradictoire. On peut et on doit, me semble-t-il, exiger le retrait de leurs statues, comme cela, faut-il le rappeler, s’est fait aux Etats-Unis et, à défaut d’obtenir gain de cause, exiger que des notices historiques rappellent ce qu’il en a été de leurs actions. Il s’agit ni plus, ni moins d’exiger de remplacer une mythologie odieuse et blessante pour beaucoup par l’histoire réelle de ce qu’il s’est passé à l’époque.
En quoi cette revendication est-elle exorbitante? En rien puisqu’il s’agit de rétablir des faits oubliés ou occultés à dessein par les tenants du grand “roman national” français qui pataugent dans l’idéologie lors même qu’ils prétendent être amoureux de Clio. En vérité, ce n’est pas l’histoire qu’ils aiment mais des contes pour enfants et pour adultes, et une conception policière du rapport au passé lequel doit se plier à leur partialité comme à leurs options partisanes et/ou politiques. Terrible régression, sous couvert d’audace et de lutte contre “la pensée unique” et ce qu’ils nomment “repentance”, qui nous ramène aux errements historiographiques de Mallet et Isaac. Révolution? Réaction, dans tous les sens du terme.
Comment réagiriez-vous en tant que professeur d’histoire si vous étiez affecté dans un lycée baptisé du nom de « Faidherbe » ?
Je commencerai par faire un cours consacré à la colonisation et au rôle que Faidherbe y a joué en rappelant que cette colonisation a fait l’objet de critiques très vives dès le début. Je pense en particulier aux débats parlementaires de l’été 1885 au cours desquels Clemenceau et Fr. Passy se sont illustrés par des discours remarquables. Cela fait, je m’adresserais au proviseur pour que le site Internet du lycée intègre l’ensemble des éléments relatifs à la carrière de Faidherbe. De même sur la plaque commémorative, si plaque il y a.
[1] Voir notamment sa tribune : « Bugeaud: bourreau des «indigènes» algériens et ennemi de la République » (Mediapart, 4 septembre 2017)